Entretien avec la Dr. Tlaleng Mofokeng, Rapporteure spéciale des Nations unies sur le droit à la santé
Dans son dernier rapport à l’Assemblée générale des Nations unies, Dr. Tlaleng Mofokeng souligne que les travailleur·ses de santé et les soignant·es ne sont pas seulement des prestataire·s de services médicaux, mais des défenseur·ses du droit à la santé. De plus, elle insiste sur le fait que le droit à la santé est indispensable pour réaliser les objectifs de développement durable.
Qui est le Dr. Tlaleng Mofokeng ?
Dr. Tlaleng Mofokeng est une ardente militante pour le droit à la santé. Formée en tant que médecin, elle travaille sur des questions liées à la couverture santé universelle, à la santé sexuelle et génésique, à la prévention du VIH et à la santé menstruelle. Elle conseille également les institutions nationales et internationales.
L’entretien a été mené par Matilde De Cooman, coordonnatrice des politiques et des campagnes chez Viva Salud.
Les travailleur·ses de santé en tant que défenseur·ses des droits
Matilde De Cooman : Dr. Mofokeng, merci beaucoup d’être avec nous aujourd’hui. Commençons directement. Dans votre dernier rapport, vous insistez sur le rôle des travailleur·ses de santé et des soignant·es. Pourquoi les voyez-vous comme des défenseur·ses du droit à la santé ?
Dr. Tlaleng Mofokeng : Nous devons considérer les travailleur·ses de santé et les soignant·es comme des défenseur·ses et des protecteur·ses du droit à la santé, de la même manière que nous comprenons les journaliste·s comme des promoteur·ses de la liberté d’expression. Quand on dit que les journaliste·s sauvegardent cette liberté, tout le monde comprend ce que cela signifie. Je fais le même argument pour les travailleur·ses de la santé et le droit à la santé.
Dans des endroits comme le Soudan, le Congo, la Syrie, la Birmanie et d’autres contextes de conflit durable, les travailleur·ses de la santé sont celles et ceux qui restent et sont les dernier·es à partir. Leur seule présence illustre pourquoi iel·s doivent être reconnu·es comme des défenseur·ses. Nous voyons cela tragiquement maintenant à Gaza : quand les travailleur·ses de la santé choisissent de rester auprès de leurs patient·es malgré les ordres d’évacuation, iel·s deviennent eux-mêmes des cibles de harcèlement, de disparition forcée, de torture, et même d’assassinat.
Ce rapport est important parce qu’il rassemble les nombreuses histoires de ce que les travailleur·ses de la santé ont traversé et traversent encore. En tant que représentant·es du serment d’Hippocrate, nous (les médecins) sommes souvent déshumanisé·es précisément à cause de ce serment. C’est comme si, en choisissant cette profession, il devenait normal ou attendu que nous nous sacrifiions constamment. Mais il y a aussi une responsabilité des gouvernements. Les travailleur·ses de la santé ont aussi des familles, et chaque acte de « sacrifice attendu » a des conséquences pour eux aussi.
Dans des endroits comme le Soudan, le Congo, la Syrie, la Birmanie et d’autres contextes de conflit durable, les travailleur·ses de la santé sont celles et ceux qui restent et sont les dernier·es à partir.
Dr. Tlaleng Mofokeng
Les patient·es guérissent dans les mêmes environnements où les travailleur·ses de la santé doivent travailler. Le droit du travailleur·se de la santé à un environnement de travail sûr et digne est inséparable du droit du·de la patient·e à un environnement de guérison. Les deux sont importants. Quand les patient·es se plaignent que la nourriture est mauvaise, que le toit contient de l’amiante, ou que le linge est sale, ce sont des reflets de l’environnement de travail du personnel. Plaider pour les patient·es signifie donc aussi plaider pour les droits de celles et ceux qui les soignent.
C’est pourquoi le rapport utilise un cadre des droits humain·es pour demander aux États membres de l’ONU de reconnaître que les droits des travailleur·ses de santé et des soignant·es sont fondamentalement des droits du travail : rémunération, migration, formation, programmes et méthodes d’enseignement. Si les gouvernements traitent bien les travailleur·ses de la santé, ils sont alors capables de protéger et de promouvoir les droits des patient·es.
Nous devons reconnaître que les travailleur·ses de la santé sont bien plus que des prestataire·s de médicaments ou de diagnostics. Ce sont des défenseur·ses des droits humain·es. Leur travail consiste à protéger et à défendre l’accès à la santé ; et leurs droits du travail doivent être protégé·es et promu·es de la même manière. J’espère que ce rapport aidera les travailleur·ses de santé et les soignant·es à avoir une base en droits humain·es pour revendiquer des droits du travail, l’équité sur le lieu de travail et pour construire une solidarité mondiale.
Matilde De Cooman : Vous avez mentionné la situation des travailleur·ses de la santé à Gaza. Comment voyez-vous le rôle des expert·es de l’ONU face à ces attaques horribles contre le droit à la santé ?
Dr. Tlaleng Mofokeng : Peu après le 7 octobre, ma collègue Francesca Albanese et moi avons été parmi les premières à affirmer clairement que ce dont nous étions témoins faisait partie d’un schéma génocidaire plus large. Nous avons été dans les premières à l’appeler par son nom : un génocide. À l’époque, beaucoup de gens n’étaient pas à l’aise avec cela, mais il fallait le dire. Plus tard, l’affaire devant la CIJ s’est déroulée et les preuves sont devenues évidentes pour tout le monde. Pour moi, la responsabilité de ce mandat dépasse l’analyse des événements après qu’ils se produisent. Il s’agit de prévenir les violations en premier lieu. Trop souvent, l’ONU commémore au lieu de prévenir.
Dès le début, le génocide a visé le droit à la santé. Il détruit systématiquement la capacité des gens à accéder aux soins en attaquant les déterminants sous-jacents de la santé comme l’eau, l’électricité, le carburant, la nourriture.
Dr. Tlaleng Mofokeng
Dès le début, le génocide a visé le droit à la santé. Il détruit systématiquement la capacité des gens à accéder aux soins en attaquant les déterminants sous-jacents de la santé comme l’eau, l’électricité, le carburant, la nourriture. Bien avant que le monde ne prête attention au nombre de journaliste·s tué·es, des centaines de travailleur·ses de la santé avaient déjà été tué·es, pourtant leurs décès ont à peine été rapporté·es.

Enfant qui a grandi sous l’apartheid en Afrique du Sud, j’étais adolescente quand Nelson Mandela a été libéré. Mes souvenirs d’enfance les plus profonds sont donc enracinés dans la lutte et le travail anti-apartheid. Pour moi, le travail que je faisais sur Gaza par l’intermédiaire de l’ONU n’était pas un exercice académique – il était enraciné dans le traumatisme que j’ai vécu enfant. Revivre et re-regarder cela, alors que je pensais ne jamais devoir le faire à nouveau de ma vie et le faire maintenant par l’intermédiaire de l’ONU de cette manière, était profondément personnel.
Le droit à la santé et les structures de pouvoir
Matilde De Cooman : Dans vos rapports, vous mettez également l’accent sur le rôle du racisme, du colonialisme et des structures de pouvoir dans la formation des résultats en matière de santé. Pourquoi ces facteurs sont-ils si souvent oubliés dans les discussions sur le droit à la santé ?
Dr. Tlaleng Mofokeng : Dès le début de mon mandat, j’ai estimé qu’il était essentiel d’adopter un cadre anti-colonial et anti-raciste pour expliquer pourquoi le droit à la santé reste non réalisé dans tant de parties du monde. Beaucoup de gens ont encore du mal à comprendre comment la colonialité et le racisme façonnent les systèmes de santé et influencent les besoins des communautés qui sont ignoré·es.
Une part clé de cela est l’idée d’égalité substantielle. L’égalité substantielle va au-delà de l’idée de traiter tout le monde de la même manière. Elle nécessite d’analyser le pouvoir, comment il fonctionne, et comment il façonne l’accès aux droits. L’égalité substantielle est fondée sur des principes des droits humains tels que la non-discrimination, la participation significative et la responsabilité. Tous ces éléments sont essentiels pour avancer sur le droit à la santé. De nombreux systèmes mondiaux, y compris la santé mondiale, restent construits sur des fondements coloniaux et impérialistes, continuant à déterminer les vies que l’on valorise, dont la santé est protégée et dont les droits peuvent être niés.
Matilde De Cooman : Comment les systèmes de racisme affectent-ils la lutte pour le droit à la santé aujourd’hui ?
Dr. Tlaleng Mofokeng : Ce qui me préoccupe aujourd’hui, c’est que des idées qui restaient autrefois cachées ou non exprimées sont maintenant exprimées ouvertement. J’ai longtemps voulu utiliser le mot « fascisme » dans mes rapports à l’ONU, mais il y a eu de la résistance à cela. Pourtant, nous pouvons le voir clairement : les dirigeant·es politiques peuvent dire des choses sans réflexion ni retenue, et de nombreux·ses dirigeant·es mondiaux·ales ne comprennent plus leur rôle comme celui de protéger les gens ou de créer des sociétés où les individu·es peuvent s’épanouir.
Les gens ne sont pas sans voix ou sans pouvoir – c’est le système qui choisit de ne pas les voir ou de ne pas les entendre.
Dr. Tlaleng Mofokeng
Parce que je suis une défenseuse de l’avortement et que je travaille sur la dépénalisation du travail du sexe ainsi que pour les droits des personnes transgenres, j’ai toujours été positionnée à la périphérie de la politique. Des politiques comme la Global Gag Rule (une politique américaine qui réduit le financement des organisations impliquées dans des services liés à l’avortement) ont systématiquement exclu les communautés avec lesquelles je travaille. Beaucoup ne commencent que maintenant à comprendre à quel point ces politiques sont profondément nuisibles.
En même temps, nous assistons à une déshumanisation croissante. C’est pourquoi, pour moi, une partie du travail de réparation dans la lutte anti-coloniale est l’idée que la joie elle-même est radicale. Ces systèmes enlèvent ce que signifie être humain, se connecter, vivre avec joie. Par mon mandat, je voulais restaurer la dignité partout, car les violations du droit à la santé privent les gens de leur dignité, jusqu’au point du génocide. Mon objectif était de rendre visible ce qui est rendu invisible, d’amplifier ce qui est ignoré. Les gens ne sont pas sans voix ou sans pouvoir – c’est le système qui choisit de ne pas les voir ou de ne pas les entendre.
Matilde De Cooman : Votre mandat en tant que Rapporteure spéciale des Nations unies sur le droit à la santé se terminera en 2026. Comment pensez-vous que vous reviendrez sur cette période ?
Dr. Tlaleng Mofokeng : Alors que mon mandat de six ans touche à sa fin, je sens que j’ai donné tout ce que je pouvais et j’en suis fière. Mais chaque mandat doit prendre fin pour que de nouvelles choses émergent, et j’attends avec impatience ce qui vient ensuite.
J’ai toujours été une militante, j’ai toujours appartenu aux rues. Donc, une partie de ces six ans a été d’apprendre la modération et la décorum. Et cela a de la valeur. Il y a un moment et un lieu pour tout. Mais maintenant, j’attends avec impatience de redevenir moi-même et de retourner aux rues. Les rues m’appellent.
Matilde De Cooman : Merci, Dr. Mofokeng, pour vos paroles puissantes et pour votre dévouement inébranlable à l’avancement de l’accès à la santé et aux droits humain·es pour tous·tes. Votre travail nous rappelle l’importance de contester collectivement les structures de pouvoir qui sapent la dignité, et de placer les travailleur·ses de la santé au centre en tant que défenseur·ses du droit à la santé.