Philippines : les soignant·e·s doivent aussi être militant·e·s

Philippin

Cet article a été publié (en néerlandais) sur Sociaal.net, dans le cadre du dossier « Travail social dans le monde ». Partout dans le monde, des professionnels du domaine social et leurs organisations s’investissent jour après jour pour améliorer la condition des plus fragiles. Mais leurs connaissances et leur expertise ne sont pas toujours connues. Et c’est précisément cela que Sociaal.net veut changer en collaboration avec 11.11.11, la coupole de la solidarité internationale.

Aux Philippines, travailler dans le domaine des soins de santé n’est pas sans risques, particulièrement si l’on se montre critique par rapport au gouvernement et que l’on se bat pour les droits de ses patient·e·s. « Le travail sur la santé ne commence ni ne se termine dans les hôpitaux. Il faut également être attentif aux causes des maladies, comme la misère, l’absence d’enseignement et de logement. »

La force des soignant·e·s dans les quartiers

La santé est un droit de base. L’accès aux soins et une vie saine sont des choix politiques. Les soignant·e·s du Council for Health and Development (CHD), partenaire de l’ONG belge Viva Salud aux Philippines, sont bien d’accord à ce sujet. 

Katherine Berza, travaille depuis quinze ans déjà au sein du CHD. En tant que coordinatrice et activiste, elle est étroitement liée au travail quotidien des soignant·e·s dans les quartiers, que l’on appelle des ‘community healthworkers’

‘Actuellement, il y a aux Philippines plus de 10.000 soignant·e·s bénévoles.’

Les programmes autour de la santé dans les quartiers m’intéressent parce qu’ils renforcent la force interne des quartiers », déclare Kat dans un entretien avec Viva Salud lors d’une visite en Belgique. « Certains·e·s de ces soignant·e·s ne savent ni lire ni écrire mais ont un grand cœur et la volonté d’accomplir un travail qui a du sens dans leur quartier, et ce sans rien attendre en retour. »

Aux Philippines, les premiers projets de santé dans les quartiers ont commencé en 1973 sur les îles de Luzon, Visayas et Mindanao. Inspirés par des « docteurs aux pieds nus » chinois, trois religieuses ont formé des personnes sans background médical au métier de soignant·e·s. Cela a permis de compenser l’importante pénurie de personnel médical dans ces régions reculées.

Le grand succès de ces projets a conduit à leur multiplication partout à travers les Philippines. Le CHD est la coupole qui chapeaute toutes ces différentes initiatives. Actuellement, plus de 70 programmes sont en cours et les Philippines comptent plus de 10.000 soignant·e·s bénévoles.

Que font ces soignant·e·s?

Iels délivrent des soins de santé et sont, de ce fait, des personnes importantes au sein de leur quartier. Iels sont au courant de ce que vit la population et collaborent en outre aux programmes sociaux qui renforcent les liens entre les habitant·e·s.

Idéalement, chaque soignant·eprend en charge quinze familles. Ceci permet d’assurer la qualité des soins. Les soignant·e·s sont désigné·e·s par les habitant·e·s, ce qui leur confère de la crédibilité. Il n’est fait aucune différence sur base de l’éducation, de la religion ou du statut économique.

‘Les soignant·e·s dans les quartiers sont au courant de ce que vit la population.’

Iels sont conscient·e·s des lacunes au niveau des soins de santé aux Philippines. Iels sont fièr·e·s de contribuer à limiter ces lacunes et d’améliorer le bien-être des habitant·e·s. Iels ne reçoivent aucun salaire. Iels ont un autre emploi, rémunéré, ou travaillent dans l’économie informelle. Les visites aux familles dont iels ont la charge se font donc durant leur temps libre.

Les soignant·e·s dans les quartiers ne font pas de consultations médicales complètes mais plutôt un travail de prévention. Ils offrent une première aide et veillent à ce que les gens sollicitent une assistance médicale lorsque celle-ci est nécessaire de façon à ne pas laisser les symptômes s’aggraver inutilement.

En première ligne

Kat se souvient encore très bien de la première fois où elle a vu des soignant·e·s au travail sur l’île de Negros. Elle avait été impressionnée. « Les soignant·e·s se montraient très entreprenant·e·s. Iels allaient jusqu’à construire des maisonnettes pour les patient·e·s qui devaient être mis en isolation ou dont les symptômes nécessitaient un suivi rapproché. »

Elle avait été également étonnée du niveau des soins qu’iels prodiguaient et des connaissances dont iels disposaient. « Iels savaient parfaitement vers où diriger les personnes malades. Je suis convaincue que leur travail a sauvé de nombreuses vies, car à Negros, il faut parcourir de longues distances pour arriver à un hôpital. Ces soignant·e·s méritent le plus grand respect parce qu’iels sont en première ligne. »

Terroristes

Être soignant·e dans les quartiers n’est pas facile car leur sécurité aux Philippines ne cesse de se dégrader. Ainsi, le CHD n’a plus libre accès à l’île de Negros.

‘Chaque jour, nous craignons pour notre sécurité.’

Le quotidien des soignant·e·s, raconte Kat, est fait non seulement de déception et de frustration, mais aussi de menaces. « Chaque jour, nous sommes inquiet·e·s pour notre sécurité, la sécurité de nos familles et des organisations et quartiers au sein desquels nous travaillons. »

Le gouvernement philippin recourt souvent au « red-tagging » ce qui revient à considérer toute personne qui s’oppose au gouvernement comme terroriste pour son lien présumé avec le parti communiste ou avec la Nouvelle Armée du Peuple.

Être criminalisé·e pour avoir parlé

Tinay Palabay, secrétaire générale de Karapatan, mouvement de défense des droits humains aux Philippines et partenaire de Viva Salud, explique comment cette technique du red-tagging touche un très large public. « Cela va des présentateurs télé à des lauréates de concours de beauté. Même des prêtres et des journalistes en sont victimes. Ce ne sont pas nécessairement des personnes qui ont des idées progressistes, il suffit de critiquer la politique du gouvernement. C’est incroyable que des gens soient criminalisés pour des mots. »

Lorsqu’on est concerné par le red-tagging, on est souvent victime de fausses accusations, comme des accusations de meurtre par exemple. La police cache alors des « preuves matérielles » dans la maison de cette personne ou paie des gens pour de faux témoignages. Mary Lawlor, rapporteur spécial des Nations Unies, a qualifié cette tactique de menace de mort parce que les personnes « taggées » sont souvent assassinées.

‘Je reçois des menaces au petit déjeuner, au dîner et au souper. Et parfois aussi au goûter.’

Tinay Palabay fait elle aussi face régulièrement à la répression. « Les sept dernières années ont été vraiment difficiles. Je reçois des menaces au petit déjeuner, au dîner et au souper. Et parfois aussi comme goûter. Elles deviennent de plus en plus sérieuses. Ma sécurité et celle de ma famille sont en danger. »

Tinay fait l’objet de plusieurs fausses accusations. « Si je suis condamnée, je devrai sûrement faire six ans de prison. C’est une tactique du gouvernement philippin pour faire taire notre organisation. Au cours des sept dernières années, 800 Philippin·e·s innocent·e·s ont été enfermé·e·s dans les prisons surpeuplées. »

Un choix de métier suspect

Kat explique que Rose Sancelan, médecin à Negros, et son ancienne collègue Zara Alvarez ont toutes les deux ont été assassinées.

Récemment Naty Castro, médecin elle aussi, a été arrêtée illégalement. Elle était victime de red-tagging depuis des dizaines d’années, et faussement accusée de meurtre et d’enlèvement. Heureusement, au bout de deux mois, elle a été libérée, suite aux nombreuses actions de solidarité locales et internationales.

Naty Castro est l’une des plus anciennes médecins du CHD. Dès la fin de ses études, elle a commencé à travailler pour une communauté indigène Lumad. Elle est diplômée d’une prestigieuse université aux Philippines. Le choix d’exercer son métier pour une zone reculée a, de ce fait, semblé suspect aux yeux des autorités.

Solidarité internationale

Tout comme Naty, en 2010, 42 soignant·e·s du CHD ont été arrêté·e·s lors d’une formation aux soins d’urgence. Les militaires philippins les ont accusés de fabriquer des bombes après avoir caché des « preuves » sur le lieu de la formation. Les soignant·e·s n’ont été relâché·e·s qu’au bout de dix mois.

La solidarité internationale a joué un rôle essentiel pour leur libération. En effet, des courriers inondaient chaque jour le palais présidentiel pour exiger la libération de ces soignant·e·s, jusqu’à faire craquer les collaborateurs du président. Mais même si iels ont finalement été libéré·e·s, la fabrication des preuves et les accusations infondées n’ont absolument pas été reconnues et sont restées impunies jusqu’à ce jour. « En tant que soignant·e·s, on ne fait pas que soigner, on défend également les droits des patient·e·s et de toute la société. »

Déterminants sociaux de la santé

Les droits des soignant·e·s et des activistes sont constamment bafoués aux Philippines : depuis le droit à la liberté d’opinion jusqu’au droit à la défense. Et pourtant, ce sont des droits universels inscrits dans la Constitution des Philippines.

Les syndicats et leurs membres, comme l’Alliance of Health Workers, qui participent aux manifestations sont considérés comme des terroristes. Les directions d’hôpitaux déconseillent à leur personnel syndiqué de prendre part à des activités dirigées contre le gouvernement.

Le travail de la santé ne commence ni ne se termine dans les hôpitaux. Nous devons aussi être attentif à ce qui rend les gens malades.’

Kat défend le point de vue que soignant·e·s font bien plus que prodiguer des soins. « En tant que soignant·e·s, nous ne pouvons pas nous limiter à un travail médical dans les hôpitaux ou dans les quartiers. Nous devons également nous montrer critiques par rapport à la situation politique. Pas seulement en contredisant le discours dominant mais aussi en défendant les droits de nos patient·e·s. »

« Nous devons être attentifs à ce qui rend les gens malades, comme la misère, le manque d’éducation, l’absence d’un toit et tous les autres facteurs qui permettent de vivre dignement. C’est ce que nous appelons les déterminants sociaux de la santé. C’est ce qui fait que les pauvres sont plus souvent malades que les plus riches. »

Privatisation

Entre temps, la qualité des soins de santé aux Philippines continue de se dégrader. Le président récemment élu, Ferdinand Marcos junior, fils du dictateur du même nom, a déclaré qu’il veut attirer davantage d’investissements privés dans les soins de santé.

« Cela nous inquiète car ça va diminuer la qualité des soins », selon Kat. « Si l’on ouvre un bien public comme la santé aux investissements privés, la priorité sera le profit. Et cela se fera au détriment des patient·e·s. »

« La privatisation se fait au détriment des patient·e·s. »

Pour Kat, derrière l’agitation sociale croissante et l’augmentation de la répression qui s’en suit, il y a d’abord et avant tout des raisons socio-économiques. Aux Philippines, de très nombreuses personnes vivent dans la misère. Les soignant·e·s aussi ont un salaire bien trop bas, et certain·e·s sont même payé·e·s en-dessous du salaire minimal.

Pour cette raison, celles et ceux ayant une formation médicale sont obligé·e·s de travailler dans d’autres secteurs, alors qu’il y existe une réelle pénurie de soignant·e·s. Pendant la pandémie du Covid-19, on leur a fait plein de promesses pour récompenser les risques qu’iels prenaient quotidiennement. A ce jour, des milliers de soignant·e·s n’ont toujours rien reçu.

Des conséquences importantes

La répression à l’encontre des soignant·e·s a impacte durement la population. Aux Philippines, on ne compte qu’un·e seul médecin pour 33.000 habitant·e·s. Ce chiffre est largement inférieur à la norme prescrite par l’Organisation Mondiale de la Santé, à savoir un médecin pour 1.000 habitant·e·s.

Par ailleurs, la plupart des Philippin·e·s n’ont pas accès aux médicaments, ils sont soit impayables ou tout simplement inexistants. Beaucoup meurent de maladies qui auraient pourtant pu être prévenues ou soignées, comme la tuberculose par exemple.

Plaidoyer pour la politisation des soins de santé

Le travail du CHD va plus loin qu’une approche purement biomédicale de la santé. Le CHD se bat pour tout ce qui détermine la santé du peuple philippin, contre la montée des prix de l’énergie, l’inflation et la répression des soignant·e·s.

Kat explique « Si nous ne nous préoccupions pas des arrestations et meurtres illégaux, comment pourrions-nous convaincre davantage de médecins, d’infirmiers, d’infirmières et d’étudiant·e·s de fournir des soins de santé dans les zones isolées, là où iels sont les plus nécessaires mais où iels ne sont pas en sécurité ? »

« C’est la tâche des activistes de la santé de montrer de quoi il s’agit vraiment. Cela fait réfléchir et pour finir, cela améliorera la santé de tou·te·s. Notre époque exige des soignant·e·s qu’iels soient aussi des militant·e·s. »


NotATarget philippines

PODCAST : BEING A HEALTH ACTIVIST IN THE PHILIPPINES

Viva Salud a lancé en septembre la campagne #NotATarget. Sur Spotify un podcast a été lancé sous le même nom, on peut y entendre davantage de témoignages de Kat, Tinay et d’autres activistes de la santé.


Le 9 décembre, différents mouvements sociaux et syndicats descendront dans la rue à Bruxelles à l’occasion de Defend the Defenders pour la journée internationale des droits humains. A 18 heures, nous ferons entendre notre voix à la Porte de Hal, pour amplifier la portée de la voix des militant·e·s des droits humains. Rejoignez-nous en nombre ! 

DfD